LEMME
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01.04

18.06.23

Florence

Jung

Jung90

Entre le 16 novembre 2021 et le 3 janvier 2022, j’ai reçu dix SMS d’un numéro inconnu. 
Le premier disait :
Une personne assise dans le train Zurich/Berne, seconde voiture à l’avant, vient d’envoyer : « Qui est-ce ? »
Lorsque j’ai reçu ce message j’étais dans le train, certes sur un autre trajet que Zurich-Berne, mais malgré tout, je me suis sentie concernée, touchée même, j’ai eu l’impression que ce texto était directement lié à ma situation actuelle de passagère de train. Qui était-ce, qui suis-je ? Inquiétude.
L’un des messages suivants demandait :
Dans l’historique de navigation internet d’un ordinateur en libre accès de la Nationalbibliothek, la dernière recherche est : « Est-il pire de vouloir être une chose ou une idée ? » 
Qui a donc tapé cette question sur internet ? Se peut-il que ce soit la même personne que celle du train ?
Puis, le dernier message :
Au moment où tu te demandes qui cela peut bien être, la nuit arrive et avec elle la crainte que ceux qui t’observent n’arrêteront pas de sitôt.
J’étais alors assise dans mon salon sans rideaux et je me suis soudain sentie légèrement exposée.

J’ai rapidement établi le lien entre les messages et une exposition de Florence Jung que j’avais vue au Helmhaus à Zurich en mars 2020. Mais cela n’en a pas diminué leur impact. Instaurer des rapports de cause à effet ou, plus précisément, les troubler, est l’une des spécialités de Florence Jung. J’avais spontanément laissé mon numéro de téléphone à l’époque, sans y réfléchir. Le fait que Florence Jung en profite pour infiltrer mon smartphone un an et demi plus tard, et déclenche ainsi une inquiétude qui se prolonge en une réflexion sur le data capitalisme, est typique de son œuvre.

Doutes, mystères, inquiétude sont constitutifs des situations que Florence Jung crée. Elle appelle ces situations « scénarios » et les numérote en continu (celui-ci est le nonantième). Ces scénarios sont souvent pensés en réponse à des invitations d’institutions artistiques, mais quittent systématiquement le champ institutionnel. Florence Jung exclut délibérément la physicalité de ses œuvres, c’est-à-dire les objets mais aussi sa propre présence. Elle insère des situations prédéfinies dans la vie réelle, puis regarde ce qu’il se passe. Elle abandonne ainsi, dans une certaine mesure, la réalisation de ses œuvres, mais aussi et surtout, leur réception. Il n’est donc pas évident de savoir ce qui constitue le scénario ou non. Ses travaux et sa personne, en tant qu’artiste, sont enveloppés d’un épais brouillard. Spéculation, informations fragmentées et interprétations multiples font partie de ses œuvres.


Le 9 juin 2022, j’ai assisté au vernissage de l’exposition New Office de Florence Jung à l’offspace unanimous consent. L’espace d’exposition se situe dans un immeuble de bureaux à Zurich-Oerlikon, lieu idéal pour accueillir le projet de l’entreprise écran de Jung, laquelle semble prôner de nouveaux modèles de (marchés du) travail. En entrant dans l’exposition, ou plus justement dans le bureau, une scène de chaos m’attendait : un cocktail d’entreprise avait apparemment dégénéré : des débris de verre, des restes de croissants au jambon et de chips s’étalaient au sol, des tables hautes étaient brisées et des parois mobiles détruites. En discutant avec la curatrice de l’exposition et en m’appuyant sur le scénario qu’elle m’a remis, j’ai pu éclaircir la situation. Florence Jung avait échangé des mails avec un certain nombre de personnes suite à la publication de petites annonces – procédé qu’elle affectionne tout particulièrement, comme ici à Sion. Après avoir répondu à cinq messages, ces personnes faisaient partie (qu’elles le veuillent ou non) d’un groupe de travail. Ensuite… il ne se passa plus rien. Quelques mois plus tard, voire quelques années plus tard, ces mêmes personnes reçurent à nouveau un message les priant de se rendre à l’espace (d’exposition) le 7 juin à 19h00. À 19h15, le groupe reçut ce dernier e-mail :

The chosen moment has passed.
The study group is dissolved.
The assets are destroyed.
The witnesses are gone.
New Office is over and worthless.

En réalité, New Office, avait déjà débuté bien avant l’exposition mentionnée ci-dessus au Helmhaus ; cet acte de destruction chez unanimous consent l’a définitivement enterré. À la lecture des phrases cryptiques du dernier message, on peut se demander si New Office n’a pas versé dans l’illégalité ; était-ce une entreprise fictive ? A-t-elle été achetée par un grand investisseur puis démantelée ? Quel rôle le groupe de travail a-t-il joué pendant ces 15 minutes de ravages et qui était présent à cet apéritif d’affaires ? Mais peut-être que ces phrases se réfèrent au projet artistique lui-même, car la pratique de Jung échappe complètement à la logique du monde de l’art et du marché de l’art, l’autodestruction étant inhérente à ses œuvres. Le fait que les archives de New Office exposées lors des Swiss Design Awards aient également été démantelées va dans ce sens : le public a enlevé les documents pièce par pièce et les a emportés. Un scénario qui a dérapé. 


Concernant Jung90, Florence Jung a passé une annonce à Sion au mois de mars :

Si tu travailles et que tu es fatigué·e, écris à jungninety@gmail.com

Les personnes ayant répondu à l’annonce ont été informées que l’on cherchait un·e personne travaillant en free-lance qui désirait dormir une heure de plus. Le budget de la production de l’exposition à Lemme a donc été utilisé pour financer cette heure de sommeil supplémentaire pendant 55 jours (la durée de l’exposition). En parallèle, chaque jour à Lemme un réveil sonnera à 07h30, soit une heure plus tard que l’heure à laquelle la personne se lève habituellement.

N’est-ce pas indécent de monnayer le sommeil et, pire encore, de dépenser le budget de la culture pour dormir ? Un tel projet est financé avec l’argent des contribuables et devrait donc servir la collectivité, non un individu unique. Jung détourne les ressources de l’art (par ailleurs, limitées) et soulève des questions qui touchent à l’économie de l’art et à la société en général. Quelle est la valeur du travail et qui la détermine ? Quelle est la valeur sommeil ? Qu’est-ce qu’une prestation de service et comment compenser cela ? Qui travaille ? Et qui s’en trouve fatigué ?

La méthode de Jung me rappelle les seed balls des jardiniers et jardinières militant·e·s. Non seulement parce que leurs actions s’insinuent subtilement dans les espaces et les pratiques du quotidien – ne sachant jamais exactement où et si une plante poussera – mais aussi parce qu’il s’agit de pratiques fondamentalement résistantes. Elle met à nu les logiques néolibérales et capitalistes qui imprègnent notre société, jusque dans la prétendue intimité de notre communication numérique, jusque dans la prétendue intimité de notre sommeil.

Jung mise sur le fait que ses graines conduiront à des histoires et à des réflexions. Ce n’est qu’alors que ses œuvres se réalisent pleinement. Notre curiosité nous entraîne dans ses expériences artistiques sans que nous sachions de quoi il en retourne et, au moment où nous nous y attendons le moins, l’œuvre nous rattrape.

Texte: Josiane Imhasly